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Nadia Beugré

Entretien de Nadia Beugré avec Florian Gaité pour le Festival d’Automne à Paris
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2021

  • Après plusieurs pièces consacrées à des femmes libres, résistantes et en lutte, vous mettez en scène, comme dans un mouvement contraire, un groupe d’hommes en talons. Que cherchez-vous à déconstruire dans leur masculinité ?

Je ne sais pas bien ce que ça veut dire la féminité ou la masculinité, ce sont au fond des notions très relatives. Les hommes ont tous en eux une féminité à travailler, à interroger, quelle qu’en soit la définition qu’on veut lui donner. Ce que je constate, c’est que les femmes sont toujours ramenées à leurs fesses, à leurs lèvres ou à leurs hanches, et que je ne voulais pas m’en tenir à cette représentation stéréotypée du genre. Dès qu’un homme danse avec son bassin, dès qu’il se déhanche, ou qu’il ondule un peu trop, on en fait un signe d’homosexualité. Il y a là de fausses évidences que je voulais remettre en question. Quant aux les talons, ce sont certes aujourd’hui des attributs féminins (ce qui d’ailleurs dans l’histoire ne fut pas toujours le cas), mais c’était surtout une manière de défier ces hommes, de les mettre en danger. Je n’aime pas forcément être à l’aise sur scène, ni que mes danseurs le soient, ça peut vite m’ennuyer. Aussi, quand je les vois bouger en talons, je suis curieuse de leur vulnérabilité, mais aussi curieuse de voir comment ils vont s’approprier ces talons, chacun à leur manière.


  • Le groupe de cinq hommes se tient de dos. Qu’est-ce qui a motivé ce geste ? Le dos exprime-t-il autant qu’un visage ?

J’aime bien m’imposer une radicalité, ici montrer les interprètes de dos.Il me semble qu’on a tendance à beaucoup trop montrer nos visages, or moi je voulais aborder l’arrière des corps et comprendre ce que ça signifie pour le public d’être frustré, de ne pas voir. La frontalité est toujours une contrainte pour moi, aussi j’essaie de la contourner pour mieux contrarier le confort du public. Les gens sont trop à l’aise, tout leur semble acquis. Montrer de dos, c’est forcément cacher à la vue, montrer qu’on ne dit pas tout, ne rien faire de face, c’est susciter l’interrogation. Celui qui est derrière est toujours curieux de ce qui se tient devant, il veut briser les frontières pour découvrir ce qu’il s’y passe.


  • L’autre geste radical, c’est la nudité. Avez-vous eu du mal à l’imposer aux danseurs ?

Montrer un dos, c’est aussi, c’est vrai, exhiber des fesses. Au début, j’ai eu peur car certains opposaient des résistances, ils avaient du mal. Deux corps qui se collent, surtout deux hommes, ce n’est pas évident dans nos cultures. Néanmoins, j’aime prendre des risques et pousser mes collaborateurs à aller là où ils ne penseraient pas aller. Danser nu ne m’intéresse que si ça me permet d’aller ailleurs que ce que l’on pourrait faire habillé. Sans compter que les corps nus ont leur caractère et leur symbolique propres. On naît et on meurt nus, c’est aussi ce que j’interroge ici.


  • Finalement, qui est-il cet homme rare ? Existe-t-il ?

Je n’arrive pas vraiment à le nommer, je ne peux pas le définir, parce que l’esprit n’a pas de couleur, on ne peut pas le décrire a priori. Il peut exister en chacun de nous mais il n’est pas tangible. Au départ, je pensais à la matière rare, comme l’or ou le pétrole, à quelque chose qui mérite le déplacement, qu’on ne peut voir que si l’on fait l’effort d’aller vers lui. L’homme rare échappe aux catégories. Il a surtout à voir avec la dignité, avec la conscience, avec la singularité, mais aussi avec l’ambiguïté tapie en chacun de nous et que l’on ne maîtrise pas. D’où viennent cette singularité et cette ambiguïté sinon de nos trajectoires multiples ? Moi-même, je n’aime pas rester dans des cases, ça m’étouffe. On hérite de notre culture mais on a aussi notre mentalité propre, nous sommes tous mi-figue, mi-raisin. Il y a beaucoup de moments où je ne me comprends pas moi-même, et c’est cette inconnue qui fait ma rareté. En ce sens, L’Homme rare, c’est peut-être un autoportrait.

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